Par Gabriel Leblanc
Depuis quelques années, je constate un engouement exponentiel envers l’agriculture de proximité. Chaque été, lorsque s’amorce la tenue des kiosques à la Dérive, je fais la rencontre de nouvelles personnes bien informées qui comprennent tout à fait l’intérêt écologique de l’approvisionnement local. On se remercie mutuellement avant de retourner solennellement à nos légumes. Et les médias aussi en parlent, d’ailleurs. Notamment lorsqu’ils invitent Jean-Martin Fortier, auteur du livre Comment faire bin du cash avec des légumes (aussi titré officiellement Le Jardinier-Maraîcher), à parler des bienfaits de l’agriculture de proximité et à quel point une tomate locale, c’est local.
L’agriculture locale et JMF sont partout. C’est sûrement une bonne nouvelle. Parce qu’en cette triste ère du capitalocène, l’agriculture locale apparaît beaucoup plus comme un impératif qu’un loisir de hippies (c’est comme ça qu’on s’y référait au début des années 2000). Plus on en parle, plus on en parle. Et ça, c’est bien. À en entendre parler de la manière dont c’est fait, on peut croire que l’agriculture à échelle humaine est une panacée immaculée et d’une pureté écologique que seule Gaïa accote. C’est une sortie de crise, c’est l’avenir vert, c’est la « Transition ».
J’aimerais néanmoins protester contre cette posture fallacieuse. Quand j’entends JMF vanter les mérites de son agriculture, j’ai l’impression qu’il m’en manque un solide boute. Je comprends que le légume cueilli dans sa cour est nécessairement local et que ses transactions avec la clientèle le sont aussi. C’est de même chez moi itou. Sauf que la récolte et la vente, c’est à peine 15-20 % de l’activité maraîchère (peut-être moins?). C’est l’extrémité visible. Qu’en est-il du reste?
Je ne veux réduire en rien la valeur de l’agriculture locale, car j’ai la conviction profonde qu’elle s’inscrit dans une perspective de changement radical. Par contre, ce discours auréolé et public sur l’agriculture à échelle humaine me semble hypocrite, voire invisibilisant et contre-productif. À croire qu’il s’agit d’une stratégie marketing pour mousser les ventes. Or, je crois qu’il est nécessaire de s’avouer nos limites, d’admettre nos imperfections. Et ensuite seulement se construiront des solutions véritables.
Les semences
Une forte majorité de maraîchères et maraîchers ne produit pas ses propres semences et doit se tourner vers quelques grandes entreprises pour assurer leur approvisionnement (William Dam, Johnny’s, etc.). En fait, les productions légumières et semencières sont difficiles à cultiver simultanément et maints facteurs l’expliquent. Par exemple, la maturité de la semence et du fruit n’est pas nécessairement synchrone dans plusieurs cas, comme dans celui du concombre, où ce dernier est cueilli immature lorsqu’on veut produire un fruit et « trop mature » (voire : jaune) lorsqu’on en désire les semences. Les maraîchères et maraîchers seront de cet avis : la production semencière et la production maraîchère sont deux expertises bien distinctes et être habilité à cultiver des fruits n’est pas garant d’un talent équivalent pour la récolte de semences.
Ça nous ramène au début du précédent paragraphe : les maraîchères et maraîchers sont dépendants des grandes entreprises de semences, capables de gros volumes. Un sachet de semences locales de carottes (pouvant en contenir 700 environ) qui se vend à 4$ est un prix intéressant pour le jardinier. Néanmoins, à titre comparatif, mes carottes nantaises (une variété parmi d’autres) ont été achetées à 45$ pour 540 000 semences. Dans les circonstances marchandes actuelles, il est difficile pour une maraîchère ou un maraîcher d’encourager le marché local des semences, parce que la précarité nous contraint à des choix incohérents. De plus, ces grandes entreprises semencières sont des « revendeurs », qui s’approvisionnent sur les marchés internationaux. Il est difficile de connaître avec exactitude l’origine de sa semence, qui a peut-être été récoltée à des milliers de kilomètres d’ici.
La question semencière est centrale aux luttes paysannes qui appellent d’ailleurs à la multiplication des initiatives semencières. Le mouvement paysan en critique sa marchandisation et son aspect non local. La cohabitation de coopératives maraîchères et semencières locales est nécessaire pour mettre fin à notre dépendance envers les géants.
La « monoculture » maraîchère
Le modèle de la ferme de proximité est basé sur ce que je nomme la « monoculture maraîchère ». Lorsque je m’imagine une ferme locale, je vois des plantes, des animaux, des pâturages, des foins, de l’apiculture, des vergers, des rotations agropastorales1, etc. Je vois le cover des pintes de lait Natrel. Mais la réalité est toute autre.
Les fermes maraîchères concentrent leurs activités sur la production de légumes presque exclusivement. Bien sûr, les légumes sont diversifiés, mais il serait tout à fait erroné d’en parler comme s’il s’agissait d’un « écosystème » ou d’une « agro-écologie ». La principale conséquence environnementale de ce modèle, c’est que les fermes à échelle humaine ne produisent pas les intrants nécessaires à la production, comme les fertilisants et le compost. Ceux-ci doivent plutôt être achetés sur les marchés, et la traçabilité de leur provenance demeure souvent mystérieuse. Et si le fumier est local, c’est qu’il est acheté à un voisin industriel, dont les productions sont souvent exportées sur les marchés internationaux. Notre caractère local dépend souvent d’une industrie aux visées exportatrices, scientifiquement associée au déboire environnemental et climatique. Louche complémentarité.
Autrement dit, il est difficile de garantir le caractère local des intrants de production. Israël, pays colonisateur des temps contemporains, est chef de file dans la production de phosphore. Si ta tomate locale est rouge, c’est peut-être parce qu’elle est tachée de sang palestinien. Qu’en sait-on. Mais c’est surtout que notre dépendance envers les grandes entreprises demeure entière. Celles mêmes qui perpétuent le système capitaliste et la destruction environnementale. La ferme agroécologique, en revanche, détient cette capacité de créer l’autonomisation face aux intrants et aux géants. Malheureusement, le terme est galvaudé et on pense que de semer du basilic aux côtés de ses tomates, c’est créer un écosystème résilient. Thanks Jean-Marie Fortin.
Ok, faque?
J’aurais pu nommer d’autres incohérences, comme l’usage massif des « bio » pesticides (acceptée en régie biologique), la dépendance de certaines fermes locales à la main-d’œuvre « étrangère » ou la forte dépendance aux équipements de plastique (plasticulture). Mais, au final, ce que je cherche à soulever, c’est que napper l’agriculture de proximité du voile de la perfection est une posture malhonnête, parce que l’écologie de cette production est encore loin d’être atteinte. L’agriculture locale est une solution, ne disons pas le contraire. Mais dans son état actuel, elle demeure complice de l’exacerbation d’enjeux environnementaux et sa localité est au plus relative. L’agriculture locale est dépendante du système mondialisé de production agro-industrielle dans toutes les phases préliminaires de sa production.
Mais pour régler ces enjeux, il est difficile de ne pas ouvrir la boîte de pandore du capitalisme. Les enjeux nommés plus haut se réfèrent à une dépendance envers le système. Et c’est là où le silence des tenants invétérés du caractère local de l’agriculture de proximité se fait complice d’une économie néolibéralisée qui génère les conditions de notre dépendance. C’est sans doute dans cette absence de remise en question du système que l’écobourgeoisie s’offre candidement à prêter son micro sur les heures de grande écoute. Cette version « positive » et « rayonnante » de l’agriculture locale a certes plus la cote sur les ondes publiques que le discours que je partage avec bien des maraîchères et maraîchers, parce qu’il se refuse à contester fondamentalement ce système qui nous empêche de réaliser la vraie transition écologique. Ça rassure l’écobourgeoisie, qui façonne le message qu’elle veut entendre pour se convaincre que « acheter, c’est voter ». N’allez pas leur dire qu’ils votent pour le phosphore israélien ou l’abus de plastique, ça pourrait les frustrer.
Le discours populaire de l’agriculture locale, c’est du greenwashing. Un outil marketing. Et c’est contre ça qu’il faut protester. Quand ces géants tomberont après quelques crises économiques et climatiques, on va se les procurer où, nos semences d’agriculture locale? Quand le pic pétrolier sera atteint et que le plastique sera rangé au musée des antiquités, je les ferai pousser comment, mes aubergines?
[1] Pratique où des plantes de culture et des animaux partagent de manière rotative un même espace.