Par André-Philippe Doré et Gabriel Leblanc
Les médias ont récemment vanté haut et fort les mérites des Serres Toundra, ce projet de 17 hectares de concombres situé à Saint-Félicien. « Serres Toundra a confondu les sceptiques », « Les grands honneurs pour les Serres Toundra », « Serres Toundra élément de fierté », et ainsi de suite. Même La Terre de chez nous s’est mise de la partie avec un article malaisant vantant les mérites des serres de 5 à 10 hectares. Qu’en est-il vraiment?
À première vue, l’implantation de méga-serres au Québec comme celles de Toundra, mais aussi de Savoura ou de Demers, apparaît comme une bonne chose. Après tout, vu la quantité de produits maraîchers importés, il peut apparaître inopportun de critiquer cette forme « d’agriculture d’ici ». Pourtant, il ne faut pas se leurrer : les méga-serres ne constituent pas une solution écologique viable et n’ouvrent clairement pas la voie à une agriculture plurielle et à échelle humaine, basée sur les besoins des communautés. Et tout dernièrement (31 mai 2021), d’ailleurs, une nouvelle concernant les serres Demers a fait les manchettes, soulevant à nouveau les limites du modèle de production industrielle : les travailleurs migrants y sont tenus dans des conditions insalubres et exécrables (lire ICI).
La concentration de la production agricole
Depuis l’industrialisation et l’abolition du féodalisme au Québec au milieu des années 1800, on assiste à un phénomène de concentration des terres agricoles. Obligé.e.s de s’endetter auprès de leur ancien seigneur pour garder leur terre ou bien de quitter leur terre, les paysan.ne.s partent alors en masse des campagnes pour aller essayer de vendre leur travail en ville. Des personnes fortunées en profitent alors pour racheter leurs terres puisque, avec l’avènement de la mécanisation, des engrais chimiques et des autres technologies caractéristiques de l’agriculture industrielle, avec l’avènement de ce qui fut appelée la révolution verte, une même famille pouvait désormais cultiver un territoire plus large. Souvent, ces mêmes agriculteurs.trices qui rachètent de plus petits lots ne possèdent de fait même pas leur propre terre non plus, mais paient une rente à des propriétaires ou sont lourdement hypothéqué.e.s.
Ce phénomène s’exacerbe d’autant plus avec l’électrification des campagnes qui s’intensifie au milieu du 20ème siècle et permet d’augmenter encore plus le rendement des fermes. Entre les années 1950 et aujourd’hui, le Québec voit ainsi son nombre de fermes passer de 130 000 à moins de 30 000. Cette dynamique (une augmentation de la superficie des terres pour une diminution de la main-d’œuvre nécessaire pour une même étendue) ne s’est, de fait, toujours pas arrêtée et aujourd’hui encore on voit la pérennité économique des petites fermes être menacée par le modèle des immenses fermes productivistes, orientées vers les profits. Entre 2012 et 2018, par exemple, le niveau d’endettement des fermes s’est accru de 72 %, alors que sur cette même période, leur rentabilité a diminué de moitié (source).
La saison des récoltes constitue cependant un moment d’exception et, depuis des millénaires, des gens ne possédant pas de terres (ou ayant de plus petites terres) vendent leurs services comme travailleurs.euses agricoles à des cultivateurs.trices pour la moisson. En effet, même avec la machinerie la plus absurde que les esprits déjantés que la technocratie agricole ait inventée, il est à peu près impossible de totalement mécaniser la récolte de certaines cultures (le robot cueilleur de fraise n’est probablement pas proche d’être fabriqué.. quoi que!).
Les employé.e.s saisonniers.ères sont souvent des descendant.e.s de paysan.ne.s exproprié.e.s qui vivent en campagne et possèdent des animaux et des terres cultivables sans pouvoir en vivre, mais ce sont aussi des enfants de paysan.ne.s ou des femmes qui, le reste de l’année, mettent toutes leurs heures dans le travail ménager. Plusieurs ouvriers.ères agricoles vendent aussi leur travail aux compagnies forestières pendant l’automne et l’hiver.
Au fil qu’augmente la concentration des terres, cette masse de gens augmente d’autant plus et avec les décennies on voit se distinguer clairement deux castes dans les campagnes : les prolétaires et les propriétaires. Quand cette masse de monde ne possédant à peu près rien s’est mise à diminuer en nombre au Québec, on s’est mis, pour compenser, à recourir à une main-d’œuvre immigrante : des descendant.e.s de paysan.ne.s exproprié.e.s d’Amérique du Sud doivent ainsi parcourir des milliers de kilomètres pour venir travailler au Nord.
Les méga-serres comme Demers ou Toundra sont l’enfant de cette dynamique historique du capitalisme, à savoir de l’industrialisation des pratiques agricoles. À l’année longue, des travailleurs.euses, étrangers.ères dans une large proportion, doivent entretenir des hectares de légumes qui appartiennent à un groupe d’actionnaires, dont une compagnie forestière dans le cas de Toundra. Avec des entreprises de ce genre, on tire tout trait sur la notion de paysannerie, c’est-à-dire de personnes cultivant la terre sur laquelle elles vivent, habitant un territoire pour en composer le tissu social, et on met plutôt de l’avant celle d’ouvrier.ère, soit d’une personne salariée produisant pour un.e propriétaire qui lui fournit les « moyens de production ». Ici, les « moyens de production », c’est la terre qu’on extirpe du sol pour livrer à Saint-Félicien ou à Lévis, ce sont les intrants chimiques et l’eau servant à faire pousser des légumes hors-sols, etc.
Monoculture intérieure
Si les méga-serres sont les dignes héritières de l’industrialisation de l’agriculture, c’est qu’elles poussent à l’extrême la volonté de transformer le champ en usine. Dans une usine, on veut, pour rentabiliser le temps et donc les profits, que chaque ouvrier.ère ait à accomplir des tâches les plus simples possibles, de manière répétitive, mais on veut aussi éviter le plus possible les pertes de temps comme les déplacements. On veut ainsi concentrer l’espace au maximum. La monoculture nous offre tout cela : ce sont des hectares du même légume qui sont côte à côte, lesquels demandent les mêmes gestes répétitifs pour être entretenus et récoltés. L’idée est de créer un système de production simplifié afin d’en contrôler facilement les variables, de s’imposer au-delà des cycles naturels.
On sait cependant vers quoi nous mènent les monocultures : des sols pauvres, donc devant être fertilisés avec des engrais et plein d’autres remèdes chimiques qui mènent à l’impasse écologique dans laquelle on se trouve actuellement. Dans le cas des méga-serres, la chose est encore plus flagrante : puisqu’on utilise une terre morte, soustraite à son sol d’origine, exit la possibilité d’avoir un équilibre écologique dans la terre.
On a ainsi des hectares et des hectares de terres zonées agricoles qui ne sont même pas cultivées, mais sont plutôt utilisées pour faire pousser des légumes hors du sol. Non seulement les Serres Toundra pourraient très bien être situées hors de zones agricoles, mais l’entreprise se fonde sur sa proximité avec un complexe industriel, soit celui de son actionnaire minoritaire Produits Résolus (pour son chauffage d’appoint entre autres) plutôt que sa proximité avec… les consommateurs.trices de légumes. On traite les Serres Toundra comme une entreprise agricole, mais elle se rapproche bien plus de l’usine que de la ferme.
Comme le disait un paysan après l’annonce récente de dons de 23 millions en rabais d’électricité (et plus 30 millions en prêts) de la part du gouvernement aux Serres Demers à Lévis pour la construction d’une serre de 15 hectares: « Bétonner des terres agricoles, boff. ».
Un légume = une région
À l’inverse de la paysannerie qui croit que chaque région devrait être souveraine sur le plan de la production et de la distribution alimentaires, les méga-serres participent à la consolidation d’un marché divisant la production entre des foyers parsemés à travers le Québec. Toundra veut ainsi produire le plus possible de concombres à Saint-Félicien pour ensuite les transporter dans des points de vente éparpillés à la largeur de la province. L’entreprise affiche même sa volonté de pourvoir 80 % des concombres du Québec! Leur discours pseudo-écologiste présente leurs serres comme une alternative à l’importation de légumes depuis l’étranger, mais est-ce vraiment une idée géniale d’avoir 2000 camions par année venant se charger au Lac-Saint-Jean pour ensuite se décharger dans toute la province?
De plus, rien dans l’octroi du financement gouvernemental n’assure que les productions doivent être distribuées au niveau local. De fait, on met l’accent sur la nécessité d’une production locale et il est espéré que, par la magie du ruissellement, les aliments seront effectivement consommés ici. Néanmoins, d’autres secteurs agricoles montrent que les efforts de production locale ne s’arriment pas automatiquement à la consommation locale, comme dans le cas du porc, où 70 % de la production est exportée alors que les tablettes des détaillants québécois contiennent ces mêmes produits, mais venus du Danemark et d’autres zones internationales de production. Il ne suffit pas de crier « autonomie alimentaire » pour qu’elle s’institue!
La paysannerie mise sur différentes écologies : une qui s’exprime au champ, par une utilisation substantielle de variétés diverses de plantes, de manière à créer un lieu d’interactions symbiotiques et favoriser la résilience, et une autre qui s’exerce au niveau social. Cette deuxième écologie comprend la complexité des écosystèmes, et insiste sur l’idée qu’un écosystème sain doit impérativement composer avec une pluralité d’individus (qu’ils soient végétaux, animaux, humains, etc.) : en d’autres mots, pour assurer l’écologie sociale, il faut nécessairement plus de fermes! Ces aspirations écologiques, revendications de l’agroécologie paysanne, sont menacées par le phénomène des méga-serres, qui nous dirigent plutôt vers une diminution simultanée des fonctions écosystémiques de la ferme et du paysage agricole.
Une transition écologique?
On pourrait argumenter que les méga-serres sont une bonne mesure transitoire, un compromis entre l’importation de légumes d’outre-mer et la production maraîchère locale, mais alors pourquoi flamber autant d’argent dans pareil type de production ? Ce ne sont pas quelques dizaines de milliers, mais des dizaines de millions de dollars qui ont été versés aux propriétaires de ces serres pour qu’ils puissent paver des terres cultivables. D’ailleurs, le gouvernement a tout intérêt à voir ces entreprises durer dans le temps et non pas servir à une soi-disant transition écologique s’il fait un prêt de 30 millions à Toundra, puis à Demers… ou aux Serres d’hiver, ou Savoura.
De plus, comme on l’indiquait dans les premiers paragraphes de ce texte, il s’agit d’une tendance tout à fait attendue de l’agriculture industrielle, s’inscrivant dans un courant historique déterminé et documenté. En outre, il ne s’agit pas d’un virage quelconque, même si on sent qu’un vent nous pousse vers la droite. Cette trajectoire empruntée par la classe dirigeante se dessine depuis bien avant qu’un intérêt social d’écologisation des pratiques agricoles se soit manifesté! Nous assistons en vérité à l’exacerbation de l’industrialisation de l’agriculture, que nos dirigeants parent d’une rhétorique trompeuse et insignifiante de production locale.
Affirmer qu’il s’agit d’un modèle de réussite ayant « confondu les sceptiques » est d’ailleurs tout simplement faux. Un regard rapide sur l’actualité révèle qu’une somme de 25 millions de dollars a été attribuée aux serres Toundra en 2015 pour la construction d’espaces de production hydroponique totalisant 8,5 hectares. En 2020, elles recevaient un financement additionnel de 40 millions de dollars pour les agrandissements de sa phase 2. Et plus récemment encore, le MAPAQ faisait l’annonce d’un remboursement de 23 millions de dollars en frais d’électricité étendu sur les huit prochaines années, en plus de conférer un prêt de 30 millions pour amorcer la phase 3 du projet.
S’il y a effectivement une notion de « réussite » dans ce modèle de monoculture serricole, on la retrouve en vérité dans la capacité des dirigeants de l’entreprise d’avoir arrimé leurs intentions de créer un paysage agricole favorisant les gros joueurs du système agro-alimentaire avec celles des gouvernements. La concentration dans quelques mains de l’ensemble des profits de l’entreprise fait que ce sont des gens éloignés de la production qui la gèrent finalement. Vu que leur réalité est celle de propriétaires s’étant endetté.e.s auprès du gouvernement, leurs décisions sont fondées sur des questions de circulation du capital et non pas sur des questions d’écologie/autonomie alimentaire/etc.
Le ministre André Lamontagne (MAPAQ) a récemment déclaré que « les serres, c’est 4 M$ à 5 M$ l’hectare, c’est très intensif en capital. Si on veut, d’une façon rapide, aller de l’avant en donnant beaucoup d’impulsion à l’industrie de la serre au Québec, c’est important que le gouvernement soit là en soutien ». On ne se surprendra donc pas que les propriétaires de ces hectares valant 4 millions favorisent la rentabilité avant l’écologie ou l’autonomie alimentaire.
Malgré leur pavanage en sarrau et leur langage greenwashé, les propriétaires des Serres Toundra, par exemple, ont le même discours que celui des autres propriétaires d’entreprises. Durant la grève des débardeurs.euses du Port de Montréal en 2020, le PDG Éric Dubé est ainsi allé pleurnicher aux médias que la grève ralentissait ses travaux d’agrandissement. Sans surprise ses amis-actionnaires de Produits forestiers Résolu étaient eux aussi de la partie, attristés que leurs exportations vers l’Inde et la Chine soient ralenties.
De l‘autosuffisance, vraiment?
Le journaliste Joseph Elfassi débutait un article vantant les mérites de la Ferme d’hiver, usine serricole alimentant la province en fraises, avec le titre « L’autosuffisance alimentaire, ça porte fruit ». L’entreprise venant de recevoir 1,2 millions de dollars en subventions était ainsi peinte maladroitement comme un exemple d’autosuffisance alimentaire. Nous croyons pourtant qu’à l’image du mode de production capitaliste, l’autosuffisance se fondant uniquement sur des fraises est garante de multiples diarrhées pour la population québécoise.
Qu’y a-t-il d’autonome à dépendre d’un nombre toujours plus petit de serres industrielles axées sur la profitabilité, offrant une gamme somme toute limitée d’aliments?
Le gouvernement Legault, en investissant dans les serres, se targue de favoriser l’autonomie alimentaire du Québec, essayant ainsi maladroitement de s’attirer les votes de gens mal informés qui se laisseront tentés par son discours amalgamant achat local, nationalisme et subventions titanesques pour des géants agricoles. Est-ce pourtant ça, l’autonomie alimentaire? Est-ce la concentration de la production de chaque produit maraîcher dans une région donnée du Québec, le transport en camions? Est-ce que l’autosuffisance rime plus avec la multiplication des fermes de proximité ou avec la concentration de la production maraîchère dans les mains d’une poignée de grands capitalistes? Qu’y a-t-il d’autonome à dépendre d’un nombre toujours plus petit de serres industrielles axées sur la profitabilité, offrant une gamme somme toute limitée d’aliments?
À notre avis, il est nécessaire de rompre avec cette tendance mettant l’attrait du profit loin devant le caractère nourricier de l’alimentation. En renforçant la dépendance des collectivités face à une poignée d’entreprises serricoles, on menace l’émancipation de la paysannerie. Les systèmes de production agricole diversifiés, où des fermes nombreuses s’articulent démocratiquement aux besoins des communautés, peinent à émerger aux côtés de joueurs puissants ayant pour aspiration de contrôler l’entièreté du marché. Le modèle paysan ne peut cohabiter avec le modèle industriel, comme en témoignent les deux cents dernières années. Les souverainetés alimentaires, dans leurs perspectives anti-néolibérales et anticoloniales, telles que promues par des organisations comme la Via Campesina, s’érigent comme seules avenues pertinentes pour s’extraire des rouages destructeurs de l’agriculture industrielle.