Corona virus
« En quelques jours, le Chevalier de la mort (on appelait ainsi les grandes pandémies au Moyen âge, principalement la peste) a tout fait basculer. »
« On peut bien mourir de faim au Soudan et au Bangladesh, étouffer de pollution dans les mégalopoles, périr par obésité ou de n’importe quelle maladie du stress ou de la civilisation, mais pas mourir d’une pandémie, non, pas cette mort. »
– Jean Bédard, « Le Chevalier de la mort a-t-il terrassé le capitalisme? », 26 mars 2020.
À en constater le soulèvement solidaire et international des décideurs politiques, la pandémie que nous vivons, parmi tous les autres fléaux qui affligent l’humanité, connaît de toute évidence un traitement privilégié! Jamais la famine n’aurait provoqué les gouvernements à appeler à l’effort collectif et mondial, il en va de soi : d’ailleurs, je ne me souviens pas de la dernière fois où nous nous sommes fait commander de consommer seulement l’essentiel afin que nos surplus de nourriture soient acheminés vers les personnes et les pays touchés par la faim. Alors, pourquoi cette menace en particulier, le virus – plutôt que n’importe quelle autre – arrive à mobiliser une planète entière dans un vent sans pareil et va jusqu’à appeler à des mesures qui contournent les fondements de notre démocratie?
J’avance deux principaux arguments : d’abord qu’on voue un intérêt à la crise parce qu’elle concerne les principaux pays capitalistes, et ensuite que l’intégrité fragilisée de ces États provoque l’adoption de mesures radicales, voire totalitaires, et que la réponse gouvernementale offre un aperçu de la tournure que pourrait prendre les systèmes politiques à relativement court terme.
D’emblée, les « famines », « pollution » et « maladies du stress » ne sont pas des événements ponctuels qui surgissent aussi inopinément que le Covid-19. En vérité, ce sont des enjeux issus d’une cause précise et identifiable : ils découlent des mécanismes internes de la production et de la redistribution capitaliste. À cet effet, j’exprimais dans un précédent blogue que « les problèmes mondiaux liés à la famine ne sont impartis à aucune insuffisance globale; qu’ils découlent plutôt d’un enjeu se situant au niveau de la redistribution; et que cette redistribution, assurée par des entreprises initialement créées pour générer des profits, est par définition incapable d’accéder à quelconque forme d’égalité sociale. » De plus, il est dorénavant scientifiquement admis que les enjeux environnementaux (changements climatiques, déforestation, acidification des océans, etc.) sont causés par le mode de production capitaliste – le GIECC préfère dire « activité humaine » – et ne sont pas des faits inhérents à la nature, ni même d’origine stellaire comme le fabulent les climatosceptiques.
Ces « morts », pour reprendre les mots de Jean, sont des conséquences du système économique tel que maintenu par la collaboration des États. Si les dirigeants se refusent à les attaquer de front, c’est parce qu’elles impliquent nécessairement une remise en question du système économique qui stabilise leur pouvoir.
Alors, qu’est-ce qui permet au Covid-19 d’occuper une place aussi centrale dans presque toutes les sphères de nos vies collectives et individuelles, jusqu’à en restreindre nos libertés? Qu’est-ce qui, cependant et devant cette pandémie qui nous affecte, donne la légitimité à nos dirigeants de mettre le monde entier sur pause en imposant des mesures draconiennes? Pourquoi, dans ce cas précis, sommes-nous prêts à risquer les dommages collatéraux (mais passagers) d’une économie capitaliste ralentie par des mesures préventives aux apparences totalitaires?
Pour me faire une idée sur ces questions, j’ai d’abord voulu connaître le lien qui existe entre le nombre de cas répertoriés de Covid-19 et le produit intérieur brut (PIB) national, un indicateur économique permettant de quantifier la quantité de richesse produite annuellement. Étant moi aussi confiné, nombreux sont les projets qui me traversent l’esprit! Ainsi, à partir d’un échantillon de 167 pays et quelques manipulations dans un logiciel de données tabulaires, j’ai pu constater une forte corrélation positive (0,74) entre ces deux variables. En mots clairs, cela signifie simplement que plus le PIB d’un pays est élevé, plus on y observe de cas de Covid-19. Pour illustrer cette affirmation, on peut dire sans se tromper qu’il y a un nombre énormément plus grand de gens atteints du virus en Amérique du Nord ou en Europe qu’en Afrique, par exemple. Quoi qu’il en soit, il faut bien sûr interpréter prudemment cette corrélation! Par exemple, la différence de cas répertoriés ne serait-elle pas due à l’incapacité en certains endroits de détecter le virus et d’en rendre compte statistiquement?
Et partant du principe que les États évoluent dans une économie mondialisée et que le PIB peut être un indicateur du niveau d’intégration à cette dernière, ce coefficient de corrélation permet de poser certaines hypothèses :
- Les pays les plus touchés sont ceux qui sont les plus intégrés à l’économie mondiale, c’est-à-dire ceux dont le niveau d’interdépendance avec les autres économies nationales et les marchés mondiaux sont les plus marqués.
- Si la pandémie occupe une place aussi importante dans nos vies (regardez n’importe quel média et constatez la quantité d’information qui traite du sujet!), c’est parce que les premiers touchés sont les principaux acteurs du capitalisme mondialisé, à savoir nous et toutes économies nationales qui y contribuent.
- Une économie différente, moins intégrée et interdépendante, n’aurait peut-être pas permis au virus de traverser les frontières à une telle vitesse, de voyager d’un pays occidentalisé à un autre comme elle le fait maintenant, n’en épargnant aucun sur son passage. Autrement dit, la mondialisation est en quelque sorte un vecteur du Covid-19.
Ces hypothèses peuvent expliquer en partie cette mobilisation mondiale sans précédent qu’organisent nos dirigeants (ceux des pays « les plus » capitalistes, il va sans dire). Néanmoins, à elles seules, elles ne nous renseignent pas sur les raisons qui favorisent l’adoption de mesures autoritaires par l’élite dirigeante. J’aimerais avancer l’idée que le totalitarisme que nous subissons, qu’on appelle publiquement « état d’urgence », est possible parce que nous rencontrons quelques signaux annonciateurs d’un bouleversement du capitalisme.
Effectivement, il m’est difficile d’analyser la situation actuelle sans réfléchir à la mondialisation économique (ou au « capitalisme globalisé »), car tout cela m’apparaît étroitement lié. J’ai aussi du mal à penser que nos dirigeants soient présentement en train de mettre au premier plan la santé publique sans avoir en arrière-pensée cette mondialisation ébranlée, potentiellement menacée. Ils agissent immédiatement pour éviter que la pression sur l’appareil étatique devienne trop grande et que l’économie en subisse les conséquences dans un avenir rapproché. Car ce qui se passe en ce moment est l’attente du passage de la tempête pour que nous puissions retourner à la situation « normale » le plus rapidement possible, c’est-à-dire à la remise en fonction de la machine productrice, au détriment certain de l’environnement qui, depuis deux semaines, se plaît incroyablement au répit qu’on lui accorde. Les mesures sont draconiennes et totalitaires, certes, mais c’est pour se débarrasser au plus vite de la pandémie… ou redonner incessamment l’impulsion au capitalisme, on ne sait plus. Ce qui me semble certain, c’est que ce n’est pas seulement pour sauver quelques vies.
Néanmoins, les temps que nous vivons sont aussi très propices à la réflexion holistique et transformatrice. Les étagères parfois vides dans les épiceries, les quelques problèmes d’approvisionnement qu’on rencontre ici et là avec diverses marchandises, la pollution globale qui chute comme jamais depuis les débuts de l’ère industrielle : voilà quelques raisons qui pourraient nous amener à considérer les limites du modèle global de production dans lequel nous nous retrouvons coincés. Pourtant, les mesures adoptées ne mènent pas du tout vers cette ambition, bien qu’il s’agirait aussi d’une alternative hautement pertinente pour mitiger les crises prochaines. Des économies moins dépendantes entre elles, des souverainetés alimentaires, des flux de marchandises confinés à parcourir des distances décentes, etc. seraient les ingrédients d’une recette efficace. Plutôt, les autorités au pouvoir appellent à un retour à la situation pré-crise, à la stabilité qu’on y trouvait avant, à la manière d’un bond en arrière.
Sans vouloir m’avancer sur la nature des prochaines crises mondiales ou ce qui les occasionnera, il m’apparaît assez évident qu’à assez court terme, elles pourraient s’avérer récurrentes. C’est au moins ce qu’annoncent les changements climatiques et l’étude macroéconomique de l’évolution des cours pétroliers. Comment se prémunir de leurs effets dévastateurs? Pour l’instant, l’expérience actuelle montre que l’avenue la plus probable sera de se doter d’un gouvernement fort, de lui accorder un nombre important de pouvoirs, en éliminant les structures démocratiques qui contraignent sa liberté d’action.
Je n’oserais pas affirmer qu’il s’agit d’une initiative délibérée des gouvernements, mais le dessein d’une élite bourgeoise au pouvoir reste d’assurer le statu quo, même insidieusement, c’est-à-dire d’œuvrer à perpétuer le système économique tel qu’on le connaît. S’il faut que le système faillisse, le rétablir sera la priorité des autorités; qu’il n’en déplaise aux droits et aux libertés. Les dirigeants n’apprennent rien de la crise actuelle, sinon qu’ils sont « nécessaires » à l’équilibre social… surtout en des temps où le capitalisme est affecté. Ils n’apprennent pas à questionner le système qui les sous-tend, car ils en sont gardiens, agents de sa reproduction perpétuelle. Ne nous y méprenons pas : la classe dirigeante ne proposera pas de travailler collectivement à redéfinir une économie politique nouvelle, à se débarrasser du capitalisme globalisé, à mettre en action des mesures qui protègeraient une forme pure de démocratie. Cette proposition doit provenir de la masse : elle ne viendra certainement pas de ceux à qui bénéficie le système!
Que l’on requière actuellement un chef à la baguette de fer pour diriger l’orchestre populationnelle, c’est là où je vois une pente glissante dangereuse. Et j’ai bien peur que l’imaginaire collectif en soit teinté indélébilement; que le totalitarisme avec élection aux quatre ans devienne la démocratie du capitalisme de crises qui se pointe à l’horizon.